vendredi 28 octobre 2011

Tempête sous un crâne, de Jean Bellorini

Avec « Tempête sous un crâne », la compagnie Air de lune adapte sur scène « les Misérables », œuvre majeure de Victor Hugo. Si l’exercice semble de prime abord périlleux, le metteur en scène Jean Bellorini tire très bien son épingle du jeu puisque le résultat très cohérent montre combien le caractère de ce récit est universel, et combien il n’a rien perdu de sa force au cours des années, bien au contraire.


Les maux en mots

Les lumières s’éteignent, et nous voici partis pour la grande fresque que l’on sait : quatre heures de spectacle en deux parties distinctes. L’une – « première époque » – narrant les aventures croisées de Jean Valjean, Fantine et Cosette. L’autre – « seconde époque », donc – sur fond d’insurrection, contant l’amour de Marius pour Cosette et la montée des barricades. Si le récit n’est évidemment pas restitué dans son intégralité (5 tomes, tout de même…), le travail d’adaptation effectué par Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière est tout à fait remarquable. Dans cette version, ne disons pas raccourcie mais plutôt épurée, jamais l’histoire ne perd de son sens, de sa poésie ou même de sa force.

Pour ceux qui s’interrogent : oui, le contrat est rempli. On nous mène du début à la fin de l’histoire à un rythme de croisière effréné, où il n’y a pas de place pour l’ennui. Et si cela opère, c’est avant tout grâce au dynamisme de la troupe, surtout lorsque l’on sait que la première partie n’est menée que par deux acteurs. À eux seuls, ils réussissent à porter à bout de bras une intrigue complexe, incarnant tour à tour, et de manière limpide, une flopée de personnages. On appréciera tout particulièrement le jeu presque candide de la toute jeune Clara Mayer, qui révèle avec évidence, non sans humour, la beauté du texte.

La scénographie témoigne quant à elle d’une économie de moyens. En effet, on ne trouvera sur scène qu’un lit à roulettes, un arbre et quelques accessoires. Pourtant, cela suffit amplement. Jean Bellorini, en montant ainsi cette pièce, en écho à l’esprit des Misérables, témoigne de la possibilité de faire tant avec si peu.

L’hyperactivité des acteurs et les astucieuses petites trouvailles scéniques jouent aussi leur rôle dans cette réussite. En exploitant l’espace offert par le plateau dans toute sa profondeur, il y a toujours du mouvement. Les acteurs courent, le plus souvent en rond, que ce soit à la fin d’une scène pour amorcer la suivante, ou de manière à créer des effets de sens. Quelle belle image, cette dissémination d’odeur de poudre dans la salle par trois acteurs, fumigènes en main ! Ces cercles concentriques, comme on imaginerait une hélice verbale, deviennent autant de signes avant-coureurs des tempêtes à venir.

Car des tempêtes, il y en a plusieurs. Et toujours, ces moments où l’esprit se fait violence, partagé entre deux décisions antagonistes, sont portés de manière subtile sur scène. Lorsque Jean Valjean désire compulsivement voler les couverts d’argent de l’évêque qui l’héberge, c’est l’alliage des voix de Clara Mayer et de Camille de la Guillonnière, déclamant les tirades à l’unisson, qui traduit la complexité de la situation et le malaise qu’éprouve le personnage. Par ailleurs, lorsque Jean Valjean assiste à son propre procès, alors que c’est un innocent qui est accusé à sa place, c’est l’ombre portée de l’acteur sur un mur qui vient matérialiser une partie de sa conscience tiraillée, nous prenant à témoin de cette tempête sous un crâne !


La musique des mots

Une spécificité à laquelle la Cie Air de lune tient beaucoup est la place très importante qu’occupe la musique. Sur scène, les acteurs sont accompagnés tout au long de la représentation par deux musiciens jouant aussi bien du piano, de la guitare, de l’accordéon que de la batterie. Tissant ainsi la bande sonore de la pièce en direct et ornant le discours de phrases musicales, le texte devient mélodie.

Comment oublier ce passage remarquable où quatre des acteurs, alignés face à nous, s’expriment comme l’auraient fait les différents membres d’un quatuor à cordes ? Comment oublier celui où une alarme retentit, d’abord seule, puis devient l’élément principal d’une chanson où les accords et le tempo sont exactement calqués sur le cri de celle-ci ? Et si certaines interventions musicales sont parfois superflues, notamment sur les (rares) parties chantées, une cohérence globale se dégage de la profusion sonore simple et nostalgique. Ici, la musique devient l’élément consolateur chez ceux qui n’ont plus rien.

Une belle prouesse, donc, qui nous présente une compagnie généreuse, dynamique, mais toujours exigeante. Maniant l’art du théâtre dans ce qu’il a de plus noble, elle parvient à faire naître un monde à partir de rien. Et lorsqu’on entend la tirade, « il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme », on ne peut s’empêcher de penser que oui, décidément, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd !



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