vendredi 28 octobre 2011

Sylphides, de Cecilia Bengolea et François Chaignaud

On ne se risquera pas à coller une quelconque étiquette à « Sylphides ». Non-danse ou pas, performance ou pas, là n’est pas la question. François Chaignaud et Cecilia Bengolea sont d’ailleurs crédités comme concepteurs et non chorégraphes, balayant ainsi un certain nombre de questions. Concept, donc, c’est de ça qu’il s’agit. Thèmes et variations autour d’une simple situation de départ, jusqu’à en faire éclore une profusion de sens. Nous amener à voir l’impossible, d’abord, et ressentir l’invisible, ensuite.


Seconde peau

On découvre sur scène, alignées, trois formes mal identifiées de couleur grisonnante, quelque part entre le gros coussin et le boudin gonflable. Une femme aux allures glaciales fait son entrée aspirateur en main, et vide ces gros sacs - qui s’avèrent être en latex - de l’air qu’ils contiennent, dévoilant trois corps, ceux des trois danseurs, enfermés à l’intérieur. C’est le départ d’une heure suffocante de performance, aux allures de lutte contre une force supérieure incarnée par cette tierce personne, qui reviendra plusieurs fois, venant remplir ou non ces sacs d’air, les déplaçant à sa guise sur le plateau, mais sans jamais proposer une lecture évidente de sa volonté.

Ce qui fascine avant tout ici, c’est le côté anxiogène de la situation. On ne peut s’empêcher de retenir son souffle, par solidarité des danseurs. Cette tension est entretenue du début à la fin, renforcée par le sentiment d’être en terrain hostile, vu l’austérité ambiante (pas un brin de couleur dans les éclairages ou ailleurs, d’ailleurs il n’y a rien d’autre sur scène).

Puis il y a des spasmes. Ces corps se réveillent et se révèlent. Il faut être attentif pour s’en apercevoir, au début, à travers la couche de plastique : un pied qui tremble, une cage thoracique qui se gonfle, une tête qui se relève… Une sorte d’éveil, une lutte pour se relever s’engage, montrant à quel point leur condition la rend difficile. Chaque acte revêt un caractère exceptionnel, et cela va crescendo, jusqu’à la mue finale attendue.

Cette seconde peau permet aussi aux danseurs, dans leur quête, d’adopter des poses tout à fait inédites. A la manière dont Xavier le Roy mettait en scène des tableaux de corps nus, ce sont des associations de corps gris qu’on a ici. Brisant les repères et les frontières du corps, on assiste à une métamorphose insolite, où cette matière grise s’associe, ne faisant plus qu’un bloc protéiforme, à la frontière de l’imaginable. Voiler le corps pour en dévoiler un autre, invisible. Les sylphides, ces êtres chimériques. Mais ces corps privés de leurs sens par le latex traduisent aussi un terrible paradoxe. A la fois beaux comme le seraient des statues de bronze (on les déplace d’ailleurs sur un chariot comme des œuvres d’art), il demeure un aspect létal. Difficile, par la ressemblance, de ne pas penser à des êtres pris dans le mazout. Mais c’est de cette ambivalence incroyable créée par la seconde peau synthétique, que l’idée de Cecilia Bengolea et de François Chaignaud, aussi simple soit-elle, puise sa force. Et c’est à juste titre que Sylphides aurait pu trouver sa place à la Biennale de Lyon, puisqu’il s’agit de l’incarnation parfaite d’une terrible beauté.


Le corps retrouvé

Parce que les corps finissent par se dérober de leur étreinte. Climax suprême, quittant leurs enveloppes, après nous avoir tenus en haleine pendant presque une heure. Cette simple apparition est d’une force inattendue. Ce qui n’avait pas d’identité acquiert un visage. Ce qui était cocon sans genre est ramené à un sexe. Ce qui était gris est devenu coloré. La Vie se fait.

C’est alors que les danseurs, épuisés, transpirants, se jettent à corps perdu dans un tourbillon de pas de danse, faisant parler les corps meurtris de manière compulsive, saturant l’espace le temps d’une chanson. Que ce soit de l’exorcisme au regard de l’épreuve passée ou de la jouissance d’une liberté retrouvée, on a le sentiment miraculeux d’assister aux premiers pas d’un nouveau-né. Les danseurs, ces êtres extra ordinaires, présentés comme les fruits de chimères. Et si la chanson discrètement sucrée Viva Forever les accompagne, c’est pour mieux sceller cette renaissance aux allures d’ode à la danse. Qu’elle soit simple, heureuse, et éternelle.


Tempête sous un crâne, de Jean Bellorini

Avec « Tempête sous un crâne », la compagnie Air de lune adapte sur scène « les Misérables », œuvre majeure de Victor Hugo. Si l’exercice semble de prime abord périlleux, le metteur en scène Jean Bellorini tire très bien son épingle du jeu puisque le résultat très cohérent montre combien le caractère de ce récit est universel, et combien il n’a rien perdu de sa force au cours des années, bien au contraire.


Les maux en mots

Les lumières s’éteignent, et nous voici partis pour la grande fresque que l’on sait : quatre heures de spectacle en deux parties distinctes. L’une – « première époque » – narrant les aventures croisées de Jean Valjean, Fantine et Cosette. L’autre – « seconde époque », donc – sur fond d’insurrection, contant l’amour de Marius pour Cosette et la montée des barricades. Si le récit n’est évidemment pas restitué dans son intégralité (5 tomes, tout de même…), le travail d’adaptation effectué par Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière est tout à fait remarquable. Dans cette version, ne disons pas raccourcie mais plutôt épurée, jamais l’histoire ne perd de son sens, de sa poésie ou même de sa force.

Pour ceux qui s’interrogent : oui, le contrat est rempli. On nous mène du début à la fin de l’histoire à un rythme de croisière effréné, où il n’y a pas de place pour l’ennui. Et si cela opère, c’est avant tout grâce au dynamisme de la troupe, surtout lorsque l’on sait que la première partie n’est menée que par deux acteurs. À eux seuls, ils réussissent à porter à bout de bras une intrigue complexe, incarnant tour à tour, et de manière limpide, une flopée de personnages. On appréciera tout particulièrement le jeu presque candide de la toute jeune Clara Mayer, qui révèle avec évidence, non sans humour, la beauté du texte.

La scénographie témoigne quant à elle d’une économie de moyens. En effet, on ne trouvera sur scène qu’un lit à roulettes, un arbre et quelques accessoires. Pourtant, cela suffit amplement. Jean Bellorini, en montant ainsi cette pièce, en écho à l’esprit des Misérables, témoigne de la possibilité de faire tant avec si peu.

L’hyperactivité des acteurs et les astucieuses petites trouvailles scéniques jouent aussi leur rôle dans cette réussite. En exploitant l’espace offert par le plateau dans toute sa profondeur, il y a toujours du mouvement. Les acteurs courent, le plus souvent en rond, que ce soit à la fin d’une scène pour amorcer la suivante, ou de manière à créer des effets de sens. Quelle belle image, cette dissémination d’odeur de poudre dans la salle par trois acteurs, fumigènes en main ! Ces cercles concentriques, comme on imaginerait une hélice verbale, deviennent autant de signes avant-coureurs des tempêtes à venir.

Car des tempêtes, il y en a plusieurs. Et toujours, ces moments où l’esprit se fait violence, partagé entre deux décisions antagonistes, sont portés de manière subtile sur scène. Lorsque Jean Valjean désire compulsivement voler les couverts d’argent de l’évêque qui l’héberge, c’est l’alliage des voix de Clara Mayer et de Camille de la Guillonnière, déclamant les tirades à l’unisson, qui traduit la complexité de la situation et le malaise qu’éprouve le personnage. Par ailleurs, lorsque Jean Valjean assiste à son propre procès, alors que c’est un innocent qui est accusé à sa place, c’est l’ombre portée de l’acteur sur un mur qui vient matérialiser une partie de sa conscience tiraillée, nous prenant à témoin de cette tempête sous un crâne !


La musique des mots

Une spécificité à laquelle la Cie Air de lune tient beaucoup est la place très importante qu’occupe la musique. Sur scène, les acteurs sont accompagnés tout au long de la représentation par deux musiciens jouant aussi bien du piano, de la guitare, de l’accordéon que de la batterie. Tissant ainsi la bande sonore de la pièce en direct et ornant le discours de phrases musicales, le texte devient mélodie.

Comment oublier ce passage remarquable où quatre des acteurs, alignés face à nous, s’expriment comme l’auraient fait les différents membres d’un quatuor à cordes ? Comment oublier celui où une alarme retentit, d’abord seule, puis devient l’élément principal d’une chanson où les accords et le tempo sont exactement calqués sur le cri de celle-ci ? Et si certaines interventions musicales sont parfois superflues, notamment sur les (rares) parties chantées, une cohérence globale se dégage de la profusion sonore simple et nostalgique. Ici, la musique devient l’élément consolateur chez ceux qui n’ont plus rien.

Une belle prouesse, donc, qui nous présente une compagnie généreuse, dynamique, mais toujours exigeante. Maniant l’art du théâtre dans ce qu’il a de plus noble, elle parvient à faire naître un monde à partir de rien. Et lorsqu’on entend la tirade, « il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme », on ne peut s’empêcher de penser que oui, décidément, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd !